- SCALDES ET POÉSIE SCALDIQUE
- SCALDES ET POÉSIE SCALDIQUELa poésie scaldique, qui s’est développée en Scandinavie et en Islande, est d’accès si difficile qu’elle décourage la traduction en français; elle mérite toutefois la plus grande attention, tant pour sa beauté formelle que pour son originalité extrême, sans parler des problèmes passionnants qu’elle pose à la critique.Choix subtil des termes, richesse et élaboration des images, science suprême du langage, maîtrise absolue des techniques les plus audacieuses, la poésie scaldique est le fleuron le plus raffiné d’une littérature prestigieuse. Qui plus est, sa valeur historique est précieuse, et c’est en partant d’elle que Snorri Sturluson a pu écrire sa Heimskringla . Essai réussi de transposition littéraire de la polyphonie musicale, elle offre, enfin, un champ d’études vierge aux recherches actuelles, car elle constitue par excellence, un langage dans le langage et représente assurément le comble d’un art qui entend se livrer tout en se cachant, jouissance intellectuelle et esthétique pure qui n’offusque pourtant pas le plaisir de découvrir, une fois gratté le palimpseste, de riches et chaudes personnalités humaines offertes généreusement à nous.Les originesLe plus difficile des problèmes que suscite la poésie scaldique concerne ses origines. Est-elle dérivée du genre eddique, dont elle retrouve certains principes de versification et dont elle reprend au moins deux mètres, le fornyrd–islag et le málaháttr ? Faut-il la tenir pour une géniale invention du poète – si célèbre qu’il fut divinisé – Bragi Boddason (qui vécut vers le milieu du IXe siècle en Norvège), chez qui elle apparaît déjà complètement élaborée? Doit-elle le meilleur d’elle-même, comme le voulaient S. Bugge et A. Heusler, aux filid irlandais, bien que ses plus anciennes manifestations soient nettement antérieures aux contacts historiquement attestés entre Scandinavie et Irlande? Parce qu’elle refuse le réalisme et la nature, qu’elle recherche délibérément l’abstraction et la stylisation, est-elle née, selon la théorie de H. Lie, du même état d’esprit qui inspira les artistes vikings décorateurs du bateau d’Oseberg ou des pierres runiques, et, à ce titre, remonterait-elle à l’énigmatique art des steppes? Ou plutôt, solution plus tentante et plus satisfaisante, cet art évolué, ennemi du mot propre parce qu’il est tabou, privilégiant des exercices interdits par la loi, comme le poème infamant (níd ) ou amoureux (mansöngr ), serait-il d’origine magique? Le fait est que nombre d’inscriptions ou de poèmes runiques à but magique sont composés en dróttkvaett , mètre scaldique par excellence, le meilleur exemple figurant dans la Saga du scalde Egill, fils de Grímr le Chauve (chap. LVI et LVII). Le scalde aurait été l’homme qui compose des vers satiriques dont l’importance, dans un monde extrêmement sensible au jugement d’autrui, était capitale, si grande même qu’en pouvaient dépendre et la vie de l’auteur et la réputation de sa victime: d’où la nécessité d’adopter une forme ténébreuse, de ne pas être immédiatement compris. Comme dans de nombreuses sociétés archaïques, le scalde, souvent doté de pouvoirs prophétiques et surnaturels, était un homme capable de faire ou de ruiner une renommée, privilège dangereux qui exigeait, entre autres précautions, l’appareil d’une formulation quasi ésotérique.On considère en général que le genre est typiquement scandinave, qu’il serait né en Norvège occidentale ou, en tout cas, quelque part autour de la Baltique dans les zones de peuplement nordique. On n’en possède pas de témoignage antérieur au IXe siècle, ce qui le rend nettement postérieur à la poésie eddique. D’abord cultivé en Norvège, l’art scaldique passera très vite en Islande pour devenir, à partir du Xe siècle, une sorte de monopole islandais. Le Skáldatal (vers 1300, Dénombrement des scaldes) énumère cent dix scaldes sur une période de trois siècles et demi, qui, tous, viennent d’Islande et, tous, furent poètes attitrés de la garde personnelle, ou de la petite cour officielle (drótt , puis hird– ) attachée aux rois et aux jarls scandinaves, norvégiens surtout.Thèmes et sujetsIl semble en effet que le principal objet des poèmes scaldiques ait été, sur un schème conventionnel à souhait: «Que l’on fasse silence pour écouter ma parole... je célèbre les hauts faits de X... lui qui a vaillamment combattu à... Il a rassasié le corbeau... Son nom vivra longtemps», de célébrer les hauts faits du prince. Principal, mais non exclusif ni, probablement, premier. D’autres poèmes s’appliquent à décrire amoureusement des objets précieux, boucliers ou tentures, soutenant des mythes ou des légendes héroïques (telle la Ragnarsdrápa de Bragi); les poèmes généalogiques, comme l’Ynglingatal du Norvégien Thjód–ólfr inn hvinverski (Xe s.), formeront un genre particulier; plus rares sont les œuvres purement mythologiques (Thórsdrápa d’Eilífr Gud–rúnarson, fin Xe s.); les épitaphes (erfiljód ) se rapprochent davantage du genre laudatif; enfin, l’inspiration amoureuse et même érotique a produit plus d’un poème de même que la verve satirique. Il existe, en outre, quantité de petites strophes de circonstance ou lausavísur qui vantent un exploit particulier, commentent un incident de la vie du poète, célèbrent un dieu ou tout simplement développent à loisir une belle image: on songe, avec quelque cinq siècles d’avance, aux Grands Rhétoriqueurs. Parmi ces textes, il en est de nombreux qui font partie intégrante des grandes sagas islandaises, dont certaines semblent avoir été écrites à seule fin de les faire valoir (telle Kormáks Saga ). Malgré son paganisme évident, le genre survivra à la christianisation du Nord, «Blanc-Christ» et saints remplaçant les Ases, les rois et les héros anciens.Les formesLa qualité de la poésie scaldique est avant tout due à la forme dont on ne peut donner ici qu’un rapide aperçu. Comme la poésie eddique, mais de façon plus rigoureuse, elle refuse d’abord le mot propre, lui substituant soit une sorte de synonyme ou heiti (mais cette pratique ne concerne que les substantifs, jamais les adjectifs ou les verbes), soit une périphrase ou métaphore à plusieurs termes, la kenning , l’intelligence de chacun de ces procédés nécessitant une science mythologique très sûre. En second lieu, le vieux norrois étant une langue fortement infléchie, une entière liberté est laissée dans l’agencement des mots, au mépris de la syntaxe. De la sorte, on peut varier à l’infini les mètres et les combinaisons (le Háttatal , Dénombrement des mètres, de Snorri Sturluson, 1222, en recense une centaine) et satisfaire aux règles tyranniques de la versification. Celle-ci repose avant tout sur les principes germaniques de l’allitération et de l’accentuation. Prenons comme exemple le plus célèbre des mètres, le dróttkvaett (ou mètre de la drótt ): chaque vers est composé de six syllabes portant trois accents forts et est toujours terminé par un trochée (dans lequel la syllabe longue peut toutefois être remplacée par deux brèves). Deux vers sont liés par une allitération consonantique ou vocalique à trois temps, les deux premiers dans le premier vers, le troisième sur le premier accent du second vers. En outre, le vers initial doit comporter une assonance interne ou un retour de graphie, et le second, une rime interne complète. Deux lignes allitérées de la sorte constituent ainsi quatre vers ou un helmingr , deux helmingar , une strophe ou vísa . Pour reprendre un exemple cité par P. Hallberg, le scalde Hofgard–a-Refr écrit:Opt kom jard–ar leiptraes Baldr hniginn skaldhollr at helgu fulliHrafnásar mér stafna.On discerne dans ce helmingr : une allitération vocalique (toutes les voyelles allitèrent entre elles) en o , a dans les deux premiers vers (opt , jardar , Baldr ), une allitération consonantique en h dans les deux suivants (hollr , helgu , Hrafnásar ); un retour de graphies dans les vers 1 et 3 (pt et ll ); une rime interne dans les vers 2 et 4 (-ald et -afna -); des terminaisons vocaliques (-i , -a ) qui tiennent lieu de rimes au sens que la versification française donne à ce mot. Si l’on restitue l’ordre syntaxique naturel, on obtient: Opt kom mér at helgu fulli Hrafnásar ; stafna jard–ar leiptra Baldr es hniginn skaldi (qui permet de prendre la mesure du bouleversement extraordinaire qu’ont subi les deux phases) où hollr est un heiti pour «père» (= bon, sage), et skaldr pour le poète lui-même qui écrit; helgu fulli Hrafnásar (la coupe sacrée du dieu aux corbeaux = Odin) est une kenning pour «art scaldique», et stafna jard–ar leiptra Baldr (le Baldr de l’éclair du sol des étraves, soit: le Baldr de l’éclair de la mer, d’où: le Baldr de l’or, et donc: l’homme, ici, mon père), une autre pour «homme». Le sens sera: «Souvent, mon père m’enseigna l’art des scaldes; la mort me l’a à présent ravi.» On peut varier et raffiner encore, modifier le nombre des syllabes, ajouter de vraies rimes (hrynhent qui peut s’être inspiré en outre des hymnes latines), répéter le dernier vers (galdralag ou mètre des incantations), etc. Enfin, il existe plusieurs types d’organisation globale de ces strophes, les plus connus étant la drápa caractérisée par la présence d’un refrain (stef ) et le flokkr , sans refrain et plus court.Dernier trait original: la subjectivité règne dans la poésie scaldique, alors que les Eddas et les sagas sont anonymes et impersonnelles. Ce sont des œuvres fortement individualisées où l’auteur dévoile son nom, expose ses sentiments et ses opinions.VariantesL’âge d’or de la poésie scaldique se situe entre le IXe et le XIIe siècle. D’abord purement païenne, elle fait, après la christianisation, un effort pour éliminer des kenningar noms des dieux et références aux mythes, ce qui lui confère, un temps, une plus grande simplicité, puis, au XIIe siècle, en vertu d’un mouvement général de retour aux sources, on assiste à une réactivation de l’ancien style. Outre les noms déjà cités, il faut mentionner la Glymdrápa de Thorbjörn hornklofi et le Hákonarmál d’Eyvindr skáldaspillir, tous deux Norvégiens. Parmi les Islandais, il faut nommer Egill Skallagrímsson, le plus grand de ces poètes, capable d’éblouissante virtuosité (Höfud–slausn ), de lyrisme bien sonnant (pour déplorer la disparition d’un ami cher: Arinbjarnarkvid–a ) et d’un pathétique d’une force tragique poignante dans le Sonatorrek où il lamente la perte irréparable de ses fils; les scaldes amoureux Kormákr Ögmundarson (Xe s.), Hallfred–r Óttarsson (XIe s.), Thormód–r Kolbrúnarskáld et Gunnlaugr Ormstunga; puis, parmi la légion des poètes de cour, avant tout Sighvatr Thórd–arson (env. 995-1045), dont les Strophes lyriques (Bersöglisvísur ) sont un des sommets du genre, ainsi que Thjód–ólfr Arnórsson et Arnórr Thórd–arson. Un chrétien, Einarr Skúlason, compose en 1153 un autre chef-d’œuvre à la mémoire de saint Olaf, le Geisli . Le genre entre en décadence dès le XIIIe siècle, et, quoique les grands Sturlungar, Snorri Sturluson, Sturla Thórd–arson et son frère Óláfr, et Jón Murti Egilsson soient de bons scaldes, l’esprit de la poésie scaldique semble perdu. Il survivra partiellement dans les rimur , sortes de ballades populaires islandaises qui feront florès jusqu’à la fin du Moyen Âge.
Encyclopédie Universelle. 2012.